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La mort du savoir encyclopédique
Date
2025
...vers une ultra-spécialisation
Il fut un temps où l'idée d'un savoir encyclopédique était une réalité incarnée par des érudits des grandes académies. Les penseurs de la Renaissance et des Lumières pouvaient naviguer entre les disciplines sans que cela ne soit perçu comme une dispersion. L'accès aux textes était limité, les découvertes avançaient à un rythme plus lent, et les domaines du savoir restaient connectés.
Aujourd'hui, cette vision s’est éclatée sous l’effet combiné de la massification de l’information et de la course à la spécialisation. L’ère numérique a fait exploser la quantité de données accessibles, mais paradoxalement, elle n’a pas facilité la construction d’un savoir global. L’attention est devenue une ressource rare, et la pression pour exceller dans un domaine spécifique est omniprésente. Dans presque tous les secteurs, l’idée même d’une connaissance généraliste est souvent moquée ou considérée comme une posture romantique : il faut se concentrer, viser une niche, devenir « l’expert de » plutôt que « quelqu’un de cultivé ».
Ce phénomène ne se limite pas aux sphères traditionnelles du travail et de l’éducation ; il touche également les milieux culturels et artistiques. Autrefois, la polyvalence des pratiques était valorisée : un artiste pouvait être écrivain, sculpteur, scientifique, théoricien. Aujourd’hui, même dans l’art, une tendance à l’ultra-spécialisation s’installe, souvent sous couvert d’innovation et de rigueur technique. Des cercles d’initiés se forment autour d’outils jugés supérieurs – que ce soit en intelligence artificielle, en image générative, en modélisation 3D ou en pratiques de code créatif – et ces outils deviennent des marqueurs d’un certain élitisme.
Le paradoxe est frappant : dans un contexte où le numérique devait en principe libérer la création, il crée au contraire de nouvelles divisions. Un artiste qui ne s’appuie pas sur les bons outils techniques, les bons langages ou les bonnes méthodes de production risque d’être mis de côté, peu importe la pertinence de son approche. Les pratiques jugées « meilleures » ne le sont pas tant pour des raisons objectives que par la légitimité conférée par ceux qui les imposent. Ce n'est plus l'œuvre qui prime, mais son adéquation aux standards techniques dominants du moment — et une certaine esthétique qui en découle presque naturellement. De la même façon que l’« art contemporain » ne désigne plus l’art du présent, mais bien une catégorie esthétique codifiée, les nouvelles technologies créent des attentes formelles qui finissent par dicter ce qui est perçu comme pertinent ou dépassé.
De plus, dans cette course à la spécialisation, nous perdons la capacité de prendre le temps de nous poser les vraies questions. Qui a encore le loisir de s’arrêter pour reconnaître la valeur d’un savoir qui ne se résume pas à des techniques ultra-pointues ? Dans notre quête de l’efficacité, n’avons-nous pas sacrifié la richesse d’une vision globale ? C’est peut-être là le cœur de toute la question : avoir le temps de réfléchir à ce qui est essentiel et de valoriser la connexion entre les savoirs.
Ainsi, le savoir encyclopédique, qui offrait une vision large du monde et permettait de créer des liens entre différents domaines, s’efface sous le poids d’une hyper-segmentation. L’artiste, le chercheur, le penseur se voient confinés dans des territoires toujours plus étroits, risquant d’être étiquetés comme dilettantes. L’époque impose une spécialisation qui demande de creuser toujours plus profondément, sans garantie que le fruit de ce travail sera encore pertinent demain.
Si la spécialisation est indispensable dans certains domaines, elle ne doit pas empêcher de garder une vision plus large ni d’avoir le temps de se poser les bonnes questions. Peut-être faut-il redonner une place à ceux qui savent naviguer entre différentes disciplines, non pas comme des touche-à-tout perdus, mais comme des créateurs capables de bâtir des ponts entre les savoirs. Dans un monde en perpétuelle mutation, c’est peut-être cette capacité à faire des liens et à prendre du recul qui fera toute la différence.

